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le blog insolite de Christian Godard
22 octobre 2014

ANTOINE...

Aujourd'hui, je voudrais vous parler d'un homme extraordinaire. Il était d'une humanité exceptionnelle, toujours disponible, toujours attentif à ma modeste personne de jeune enfant. Il n'hésitait pas à me poser des questions pour savoir si j'allais bien, si j'étais heureux de vivre, ou si j'avais besoin de quelque chose. Il s'appelait Antoine. Il était polonais. Il était arrivé en France tardivement, presque adulte déjà et parlait très mal le français. C'était un colosse. Une de ces statures imposantes que la nature fabrique parfois. Il avait vite trouvé du travail, à la gare de triage du Pont Cardinet, à Paris. Il colportait toute la journée des charges, les sortant d'un wagon à l'arrêt pour les charger ailleurs. Et pourtant c'était le plus doux des hommes, le plus attentif, le plus humain que j'aie jamais rencontré dans ma vie. Son seul atout dans l'existence, c'était sa force physique. Alors il l'employait comme il pouvait. Une fois par semaine, dans l'arrière-salle d'un café proche de chez moi, il organisait ce qu'on appelle « un bras-de-fer » . Il acceptait d'être défié par qui voulait. Il posait un billet de 10 francs, autant que je me souvienne, sur la table devant lui. Pour s'essayer à le battre, il fallait en faire autant, mettre un billet équivalent. Le gagnant remportait la mise. C'était toujours lui. Il ne perdait jamais. Je me souviens de ce soir-là où j'ai vu défiler quatre ou cinq costauds, venus exprès, de loin parfois, qui n'ont rien pu faire, que s'incliner. J'ai oublié de vous dire qu'Antoine était un voisin, j'habitais au-rez-de-chaussée, et lui au premier étage au-dessus de ma tête. C'était mon ami. Il avait un chien, à demi chien loup, Sultan, qui veillait sur moi, lui aussi. J'étais un enfant, à cette époque-là. J'avais, quoi?...Sept, huit ans. Ce soir-là donc, celui dont je vous parle, mon père était à proximité, assis à une table voisine, avec ma Maman. Je n'en pouvais plus. J'ai été le trouver...

--Dis, P'pa, est-ce que je peux essayer, moi aussi?

J'avais l'impression que les précédents ne savait pas s'y prendre.

--Qu'est-ce que tu racontes?

--Si, si, je t'assure, je crois savoir pourquoi, les autres, ils n'y arrivent pas!

Mon père a consulté Antoine du regard, par-dessus ma tête, puis a sorti un billet de dix francs et me l'a tendu.

J'ai posé les dix francs devant Antoine, et j'ai dit:

--Antoine! Je veux essayer!

--Bon, a dit Antoine, mais sans tricher, alors, hein?

--Je te le promets, je le jure! Ai-je dit de bonne foi.

Je me suis assis en face de lui, j'ai perché ma petite main de rien du tout dans sa grosse pogne dure comme fer, j'avais eu du mal à loger mes doigts entre les siens, et je l'ai regardé droit dans les yeux.

--C'est toi qui donnes le signal? m'a demandé Antoine.

--Oui, j'ai dit. Maintenant!

Et je me suis arc-bouté de toutes mes forces.

 

J'avais huit ans.

J'y croyais. Je suis devenu tout rouge, je le sentais, et tout mon corps participait à l'effort, et mes pieds sur le sol, et même le son qui sortait malgré moi de ma gorge... et soudain, j'ai vu le bras d'Antoine qui commençait...légèrement... à ployer!... Je n'en revenais pas! Mais si... Il cédait, petit à petit... J'ai regardé Antoine, et j'ai bien vu, sur son visage, les traces d'un effort inouï, intense, un vrai, qu'on ne peut pas imiter... Et je lui ai ployé la main jusque sur la table!

Il a repris son souffle.

--Dis donc, t'es rudement costaud, qu'il m'a dit, avec son énorme accent polonais.

Je ne l'avais jamais vu perdre avec qui que ce soit.

Et il n'a jamais perdu une seule fois après moi.

--Je peux ramasser...la mise, j'ai demandé timidement.

--Bien sûr, c'est normal, puisque t'as gagné.

J'ai été rendre les dix francs que mon père m'avait prêté. J'avais gagné dix francs au bras-de-fer. Je me suis promis de le raconter à mes copains, dès le lendemain. Et puis, je ne sais pas pourquoi... je ne l'ai pas fait.

 

Antoine, sur mon lit de mort, à l'heure du grand départ pour le grand tout, je me souviendrai de toi. De ta gentillesse monstrueuse, de ta douceur dans la vie, tu étais l'homme le plus authentiquement chaleureux que j'aie jamais rencontré.

 

Margerie

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Commentaires
L
Je passais ici par hasard. Super histoire. Comme celles que mon grand-père me racontait, de quand il était résistant et qu'il hébergeait des polonais et des gens incroyables :)
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A
Je rebondis sur cette histoire vrai sans commenter longuement mais pour dire qu'elle m'a marqué .
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