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le blog insolite de Christian Godard
10 janvier 2013

HISTOIRE DE FAIRE LE POINT, 3

 

UNE VIE, ÇA VAUT COMBIEN ?

 

J'ai dix ans, et j'adore faire le pitre. Ce jour-là, le sort décidera si je dois mourir avant le soir, mais je l'ignore, bien entendu, car rien, absolument rien ne le laisse présager.

 

Mes parents travaillent et je suis totalement libre de faire ce que je veux, dans la cour de l'immeuble et aux alentours. Je ne m'en prive pas. Des mômes de mon âge sont venus me rejoindre. Ils sont assis sur le sol ou sur le banc de pierre, et j'improvise une pantomime à ma façon. Ils sont trois et me regardent faire.

Il ne me reste de cet instant que des lambeaux de souvenirs, entrecoupés de grands blancs, d'absences. A cet instant, je me souviens que je suis occupé à mimer un homme qui marche dans la rue, et qui, à chaque fois qu'il pose le pied sur le sol, provoque un bruit de grincement que je produis avec ma bouche. Ça inquiète l'homme que j'imagine. Il ne comprend pas pourquoi chaque pas qu'il fait fabrique une telle sonorité, regarde avec angoisse autour de lui. Les trois mouflets sont morts de rire, pliés en quatre. C'est pas difficile de faire rire, quand on a dix ans. Le fou-rire me gagne à mon tour en les voyant se boyauter. Je suis à mon affaire, le centre d'intérêt de la bande et j'aime ça. Mais j'ai la fâcheuse habitude de me mettre une pièce de monnaie dans la bouche, je ne sais pas pourquoi. Un éclat de rire plus fort que les autres me plie en arrière, je me cambre visage vers le ciel... et j'avale la pièce...

 

Ce n'est pas agréable. Ça fait un peu mal, je tousse, j'essaie de la recracher, mais rien n'y fait. Fin de la partie de rigolade. Je passe le reste de l'après-midi a essayer de déglutir en pure perte. Quand ma mère rentre, peu de temps après, ma respiration fait un bruit de sifflement atroce.

 -- C'est toi qui fais ce bruit-là?

-- J'ai avalé une pièce de quatre sous.

 

C'en est une en effet, avec un petit trou au milieu.

 

-- Ca te fait mal?

-- Juste un petit peu.

 

Ma mère me verse un verre d'eau.

-- Avale.

 

Je fais ce qu'on me dit, mais ça n'y change rien, je continue à ronfler comme un chat en colère face à un intrus sur son territoire.

Au travers de la fenêtre, ma mère voit arriver l'un de nos voisins, monsieur Rogereau, qui traverse la cour. C'est un homme âgé, qui dispose d'une certaine autorité dans l'immeuble, à cause de son comportement et de ses vestes en cuir. Il possède une moto avec un side-car qu'il range dans la cour, dans un renfoncement.

Il ne s'en sert que le dimanche matin. Tous les dimanches matin. Il retire la bâche de protection, remplit le réservoir, vérifie l'état du moteur, et le fait tourner. La cour se remplit instantanément d'une épaisse fumée noire à ramasser à la truelle. C'est un signal. Sa femme, une toute petite bonne femme racornie, descend du troisième étage dont elle ne sort quasiment pas, s'introduit dans le side-car difficilement, et disparaît à demi. Ensuite il faut ouvrir la grille qui donne sur la rue, rouler jusque devant l'immeuble, descendre de moto, refermer la grille. Tout un travail auquel plusieurs voisins assistent régulièrement de leurs fenêtres. Et puis les Rogereau disparaissent dans une grande pétarade qu'on entend longuement décroître. Ils sont généralement de retour une heure après, rarement deux. Ensuite il faut repousser la moto dans le renfoncement, refixer la bâche dans ses œillets, et remonter au troisième.

Mais là, nous sommes en semaine. Ma mère ouvre la porte sur son passage et lui demande conseil, en me désignant du doigt.

-- Il a avalé une pièce de quatre sous...

 

Monsieur Rogereau, visage épais et veiné, me soupèse du regard longuement, avec un œil d'expert. Moi et les autres gamins, il ne nous aime pas beaucoup. On fait trop de bruit. Moi, je ahane comme un âne épuisé après une journée de labeur.

-- Bah ! (il balaie la situation d'un grand geste du bras)... Il la rejettera dans ces selles demain matin, allez ! Ça lui apprendra à faire des conneries, à cet âge-là, hein ! 

 

Là-dessus, il tourne les talons. Ma mère, toute jeunette, est écrasée par l'autorité de cet homme qui a fait la guerre de 14, et en est revenu vivant. Ce qui est une preuve. Mais tout de même, je vois bien qu'elle n'est pas convaincue et hésite sur la conduite à tenir. Elle commence à dresser la table, sans entrain. Une moitié d'heure plus tard, mon père rentre et tombe en arrêt devant moi.

-- Pourquoi tu fais ce bruit-là?

-- J'ai avalé une pièce de quatre sous, je dis entre deux sifflements sinistres.

-- Mais bordel, ça dure depuis quand?

-- Depuis que je suis rentrée, répond ma mère dans ses petits souliers, mais Monsieur Rogereau dit que ce n'est pas grave, ça se passera avec le dîner du s...

-- Nom de Dieu, hurle mon père, il va m'entendre ce vieux connard! Christian ne l'a pas avalée, il l'a respirée !

 

Il ressort en trombe et je l'entends qui traverse la cour en cavalant.

Je me demande ce qu'il est parti faire, et j'aurais préféré qu'il reste là, car j'ai de plus en plus de mal à reprendre souffle.

Cinq minutes plus tard, il revient avec Monsieur Junier, le cafetier, qui a une camionnette. Les Junier, quand j'étais plus petit, me gardaient le soir dans l'arrière-boutique minuscule ou je faisais mes devoirs. A moins que ce ne soit « Métro », un autre copain qui a une voiture, lui aussi. Mon père m'embarque en trombe et là, aujourd'hui et depuis toujours, j'ai un blanc. Mes souvenirs, d'une clarté étonnante jusqu'à ce point, n'ont pas enregistré les quelques événements qui ont suivi. (Je pense que j'ai dû être saisi par la panique en comprenant ce qui se passait réellement). Ils ne reprennent que quelques très brefs instants plus tard, au moment où on entre dans une salle d'attente de l'hôpital Bichat. Ce n'est pas encore l'hôpital Bichat comme il sera de nos jours, avec la grande tour, et la rampe pour y accéder. Ce ne sont que quelques bâtiments bas, allongés au bord du boulevard Bessières. J'entends mon père qui ameute les environs, dans une pièce voisine.

Une infirmière arrive, m'écoute, ouvre grand la bouche, ce qui me fout encore plus la trouille.

-- Mais, mais...Il est en train d'étouffer?

-- C'est ce que je me tue à vous expliquer, hurle mon père.

-- C'est que...

-- C'est que quoi, Nom de Dieu!

-- C'est que... Il n'y a personne, à cette heure. L'interne est rentré chez lui...

 

En effet, à cette époque-là, il arrivait qu'il n'y ait pas de service d'urgence dans certains hôpitaux après neuf heures du soir. Le sort, à cet instant, ne m'est guère favorable, je le devine confusément.

 J'entends l'infirmière qui téléphone dans la pièce voisine.

-- Oui, docteur, une pièce de quatre sous... Il est tout rouge... Je pense que ça urge... Qui, moi? Mais non, jamais. Oui, je sais bien ce qui faut faire, mais je ne sais pas le faire...

 

-- Vous allez faire quoi, lui demande mon père qui sort avec elle de la pièce d'à-côté.

-- Moi, rien, je ne suis là que depuis deux mois. Le docteur revient le plus vite possible.

 

Il arrivera à minuit en fait, revenant probablement de loin.

C'est un tout jeune homme. Il se débarrasse de son manteau en arrivant, mais ne prendra pas le temps d'enfiler une blouse ni de se laver les mains. On m'allonge le dos sur un table d'opération, la tête dans le vide, et l'infirmière m'oblige à la rejeter au maximum en arrière. Le médecin s'approche de moi et me montre un tube métallique qui me paraît d'une longueur gigantesque. Il m'explique rapidement qu'il y a une lampe minuscule à une extrémité du tube, et que, grâce à elle, il va essayer d'arriver jusqu'à la pièce de quatre sous pour la retirer.

-- Avec ça, me dit-il.

 

C'est une paire de ciseaux, très longs également, qui ne s'ouvrent que tout au bout, en croix. Il me dit ce qu'il va faire, et qu'il est très important que je ne bouge pas du tout. L'infirmière me tient la tête à deux mains. Puis le docteur m'introduit le tube dans la trachée artère, et je sens le tuyau qui progresse à l'intérieur. J'entends le frottement des ciseaux contre la paroi du tube. Je suis à un cheveu de ne plus capter le moindre filet d'air.

 

-- Je la vois! Heureusement, est placée légèrement de travers, ce qui laisse un peu de place à l'air pour passer, dit le toubib, mais... Elle est arrivée presque à l'embranchement des bronches et...

-- Il ne faudrait pas la repousser, dit l'infirmière.

-- Je ne peux pas faire autrement que d'essayer. Si jamais je la repousse, vous savez ce que vous devez faire?

-- Je vous rappelle que je ne suis là que depuis deux mois, docteur...

 

Ça a pris beaucoup de temps.

Une éternité, en fait. Qui dure encore. Ce jeune docteur était très calme et très concentré. Rassurant. Silencieux et appliqué. Il est sûrement devenu un toubib extraordinaire. Entre les deux minuscules extrémités de ses longs ciseaux, il a fini par attraper la pièce de quatre sous, et je l'ai entendu pousser un soupir de soulagement quand il l'a ressortie du tube métallique. Ensuite, je ne me souviens plus de rien.

 

Ce jour là, ce docteur dont je n'ai jamais su le nom, a réussi un exploit, car l'instrument dont il se servait ne convenait pas du tout a ce qu'il fallait qu'il fasse.

Quant à mon père, ce jour-là, il m'a probablement sauvé la vie.

 

En me sauvant la vie, il était à des années lumière d'imaginer qu'il sauvait également celles de Norbert, de Kari, de Martin Milan, de Joé le Tigre, de Toupet, d'Axle Munshine et de Musky...

 

Sans oublier celle de mon fils, Franck.

Et puis celles de ses enfants, Chayanne et Sasha-Perle...

Une vie, des fois, ça ne vaut pas grand chose.

 

En fait, juste une pièce de quatre sous...

 

 

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Commentaires
M
Bonjour,<br /> <br /> Quelle histoire à couper le souffle et au suspense haletant !<br /> <br /> ... autant en sourire puisqu'elle se fini bien.<br /> <br /> Quant à la "pièce de quatre sous", je pense qu'il s'agit d'une 20 centimes de Vichy:<br /> <br /> http://fr.numista.com/catalogue/pieces706.html<br /> <br /> Bien amicalement
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B
Merci, Bernard,<br /> <br /> Quel joli commentaire vous m'avez fait là.<br /> <br /> Je pense que je le relirai souvent.<br /> <br /> <br /> <br /> Amicalement,<br /> <br /> <br /> <br /> Ch
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B
Vous lire, ça fait mal, mais ça fait tant de bien<br /> <br /> Vous lire, ça donne les larmes aux yeux, mais ça fait tant rire<br /> <br /> Vous lire, c'est du sérieux, mais aussi du délire<br /> <br /> Vous lire, c'est un plaisir, mais aussi un besoin de réfléchir<br /> <br /> Vous lire, c'est vivre, mais aussi un peu mourir<br /> <br /> <br /> <br /> Très cordialement<br /> <br /> Bernard
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J
Et le lecteur,lui,marrant de voir comme il accélère sa lecture au rythme du récit.Un beau récit!
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B
Et encore, je n'en suis pour le moment, qu'à quelques brèves concernant l'enfance...<br /> <br /> Effectivement, la vraie vie m'a grassement pourvu en sujets potentiels de toutes sortes.<br /> <br /> Le jour où je vais avoir le...courage d'ouvrir les dossiers saignants...<br /> <br /> Mais je ne l'aurai pas.<br /> <br /> La bd, ce n'est pas fait pour ça. C'est fait pour le plaisir et la légèreté.<br /> <br /> Amitiés, Frédéric,<br /> <br /> Ch
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