UN PETIT ANGE EST PASSÉ...
Une question me turlupine.
Est-ce qu'il vous est arrivé, dans la vie, de rencontrer un ange? Je veux dire, un vrai, comme dans les contes de fées. Parce que, moi, ça m'est arrivé. Parfaitement. Vous pouvez vous moquer tant que vous voudrez, je m'en fiche. Je sais que c'est la vérité. C'était il y a longtemps. J'avais une trentaine d'années. Et un jour, j'ai pris la décision d'en acheter un. Ça m'a pris comme ça, mais je savais depuis longtemps que j'en avais envie. Depuis tout petit. Alors j'ai été dans une boutique où on vend des petits anges. Il y en avait quatre ou cinq dans une cage, tous plus beaux les uns que les autres. La vendeuse a ouvert la cage, et me les a tous mis devant moi pour que je puisse choisir celui qui me séduirait le plus. Bien entendu, les petits anges, à cet âge-là, ne restent pas tranquilles. Il y en a tout de suite plusieurs qui se sont carapatés dans tous les sens. Un client est entré juste à ce moment là, qui voulait en acheter un, lui aussi, et un petit ange en a profité pour s'échapper, et la vendeuse a été obligée de lui courir après, dans la rue. Parmis eux, il y en avait un qui ne voyait que moi. Dès le premier instant, il s'était assis à mes pieds et, la tête levée, il ne regardait que moi, et ne bougeait plus de là. Figé. Bon, au bout d'un moment la vendeuse a rattrapé le fuyard, un vendeur lui a prêté la main et à remis de l'ordre dans la situation, et le petit ange, à mes pieds, assis, lui ne me quittait toujours pas des yeux. Que c'en était terriblement émouvant. On aurait dit qu'il savait d'avance que c'était avec moi qu'il voulait aller, qu'il m'attendait en quelque sorte, et que, me sachant enfin arrivé, il tenait à me faire savoir qu'il m'aimait depuis longtemps déjà, avant même que je sois arrivé. Bien entendu, c'est celui là que j'ai acheté, bien entendu, évidemment. Je n'ai pas discuté le prix, je l'ai pris dans mes bras et nous sommes repartis ensemble. C'était un petit ange de sexe féminin. Nous ne nous sommes plus quittés, elle et moi, et cela n'a duré que dix ans. C'est court, dix ans. Surtout quand il s'agit d'un ange. Ça passe comme une flèche. C'était, vu de l'extérieur, une chienne boxer. Mais de l'extérieur seulement. Parce que, à l'intérieur, c'était un petit ange. Elle était d'une douceur totale, absolue, et ne pensait qu'à anticiper nos désirs. Elle comprenait tout ce qu'on disait. Quand je dis TOUT, c'est TOUT. C'était tellement stupéfiant qu'un jour, en vacances avec mon fils sur la Côte, on a tenté de faire la liste de tous les mots dont elle connaissait parfaitement le sens. Quand on est arrivé à trois cents, on a arrêté. C'était inutile. On pouvait se contenter de parler comme je vous parle, à vous autres. Enfin, non, pas tout à fait. Parmi vous autres, il y en a beaucoup qui ne comprennent pas la moitié de ce que je dis. Elle si. Je ne l'ai jamais tenue en laisse de ma vie. Quand je lui demandais de marcher auprès de moi, elle le faisait, c'était simple et cela s'était installé sans apprentissage préalable. Pour tout le reste c'était pareil. Je pourrais en parler pendant des heures et des heures. Et faire un roman. Il y a de la matière. Mais un roman sans aucun méchant, sans meurtre et sans trahison, ça ne se vendrait pas beaucoup. Quand il lui arrivait de faire une bêtise, comme par exemple au sortir du bain, de se mettre à cavaler au travers de l'appartement, de déraper et de renverser un pot de fleurs, elle avait conscience d'avoir fait une bêtise, et elle allait se coucher le museau entre les pattes, dans une encoignure, même si on ne s'était aperçu de rien. Alors et on était obligé d'aller la consoler, de lui dire que cela n'avait pas d'importance, qu'il ne fallait pas qu'elle s'inquiète pour un malheureux pot de fleurs, pour qu'elle accepte de cesser se cacher honteusement sous ses deux pattes . Voilà, c'était Trombine, ma Binette, un petit ange sur la terre, de passage, pendant dix ans seulement.
Certains d'entre vous se demandent pourquoi je parle souvent des animaux, et j'essaie d'expliquer ce que je ressens, en les voyant vivre parmi nous, quand on le leur permet. Ou quand je vois un chasseur ventripotent qui pose, carabine pointée, heureux d'avoir tué un éléphant, l'un des animaux dont l'intelligence et la sensibilité se rapprochent le plus de celles de l'homme. C'est pour ça. C'est à cause de Binette, ma Trombine. Je pourrais en parler pendant des heures. Il ne se passe pas de jour sans que je me la remémore. Pas un seul jour. Pas un seul... J'ai eu de la chance. A d'autres aussi, ça leur arrive... Mais, la plupart du temps, ils ne s'en aperçoivent même pas.